Un petit polar savoureux à lire en 3 minutes offert par Delphine Duchaine
Découvrez le genre de la nouvelle policière courte avec le texte de Delphine, responsable des adhésions. Elle est également lauréate de l’atelier d’écriture animé par la romancière Sophie LOUBIERE.
Amusez-vous bien !
Tout était parfait. Un soleil irradiant, une chaleur humide, à la fois voluptueuse et étouffante comme souvent les étés au bord de la côte dans l’État de l’Alabama et, surtout, aucun retard sur le planning. Le fleuriste venait tout juste de déposer les derniers bouquets de camélias sur les tables. Oui, tout était parfait en vue de cette grande journée qui s’annonçait. Charlotte l’attendait depuis tellement longtemps. Rien n’avait été laissé au hasard. Tout avait été minutieusement pensé, millimétré jusqu’aux initiales des invités brodés sur les serviettes.
Devant le miroir de la chambre réservée aux invités, la jeune femme rajusta le décolleté de sa robe pour cacher son tatouage jusque-là dissimulé. Il avait fait d’elle la personne d’aujourd’hui. Un sourire en coin se dessina sur son visage, elle se contempla un dernier instant.
« Tous tes efforts n’ont pas été vains » murmura-t-elle.
Désormais, la chétive Charlotte du lycée dont les vêtements sentaient régulièrement la crevette était loin. Faire attention à tout ce qu’elle mangeait, sa façon de parler, la chirurgie dentaire, les injections de botox sur le visage et les lèvres, son augmentation mammaire… tout ça lui avait coûté dans tous les sens du terme mais la femme qu’elle était à présent devenue allait enfin avoir droit à son heure de gloire et tenir enfin le rôle de sa vie, le premier rôle.
Sa robe flotta dans l’escalier pour rejoindre le rez-de-chaussée. Il l’attendait dans la voiture garée devant. A l’extérieur, une légère brise caressa ses joues. Un frisson d’excitation parcourut son corps lorsqu’elle l’aperçu à travers la vitre de la grosse berline noire. Quelle jubilation lorsque son futur époux tourna la tête dans sa direction, subjugué par sa beauté. Le compte à rebours pouvait commencer.
La cérémonie fut longue, trop longue pour Charlotte. Cependant, elle avait appris à s’armer de patience et souriait avec aplomb. Elle en avait presque des crampes aux joues.
À 16 heures, ils furent déclarés mari et femme. Des félicitations hypocrites pleuvaient de toutes parts mais Charlotte demeurait impassible aux chuchotements médisants. Faire face à tous les invités était une grande épreuve pour celle qui ne faisait pas partie de ce monde, celui de l’élite sociale d’une ville où elle avait pourtant grandi. Un concentré de sales cons la gouvernait, une ploutocratie inéluctablement condescendante, selon Charlotte. Pour ses beaux-parents, aucun de ses efforts ne seraient jamais à la hauteur. Elle s’en fichait désormais, fière d’avoir fait ce qu’il fallait pour que leur fils l’épouse. Charlotte n’avait invité personne de sa propre famille. Elle avait inventé un accident pour qu’on ne lui pose aucune question du côté du marié. En réalité, neuf ans auparavant, après un séjour forcé en clinique, la fuite s’était avérée être sa seule option de survie. Et finalement, cela arrangeait bien tout le monde.
Quand le témoin, meilleur ami de son mari, s’avança pour l’embrasser, le simple souffle de sa respiration sur sa joue l’écœura au point qu’elle recula malgré elle. La jeune mariée se reprit immédiatement et le remercia.
En fin de journée, dans le jardin de la somptueuse demeure de la belle-famille, les verres à cocktails ne désemplissaient pas. Il fallait toujours qu’ils en mettent plein la vue… Charlotte conservait tout son sang-froid, indifférente aux chuchotements désobligeants à son égard qu’elle pouvait entendre çà et là. Elle souriait encore et toujours, tel un robot programmé pour exécuter cette tâche.
Vers 22 heures, le traiteur dressa une table près de celle des mariés et apporta la pièce montée. Lorsqu’il tendit un long couteau à Charlotte pour découper la première part comme le veut la tradition, leurs regards se croisèrent : l’un et l’autre attendait ce moment non sans une appréhension. Après tout, le pire qui puisse arriver à une jeune mariée n’est-il pas de trouver la génoise de la pièce montée trop sucré ? Elle se leva pour saisir fermement le manche et retint instinctivement sa respiration. Un bref instant, elle se sentit puissante en observant la lame étincelante. Elle respira à nouveau puis se tourna vers son mari. Une lueur brillait dans les yeux de Charlotte qu’il ne sut interpréter. Il se mit debout à son tour et posa sa main sur celle de sa femme qu’il dirigea vers le gâteau.
Première part coupée… le marié embrassa la mariée. Charlotte tenta de dissimuler son dégoût. Elle bouillonnait. Garder son calme devenait de plus en plus difficile. Elle recula et sourit encore. Les serveurs s’affairèrent pour couper le reste du dessert et servir les convives. Chacun reprit sa discussion tout en avalant quelques bouchées. La musique reprit également. Le père du marié, lui, semblait avoir trop bu. Il titubait et sa femme l’aida à se rassoir. Charlotte pouffa discrètement derrière sa main, imaginant la honte qu’il infligeait à cette dernière. Enfin, le crissement d’une chaise qu’on recule bruyamment sur le parquet se fit entendre. À quelques mètres des mariés, le témoin de Monsieur se tordit de douleurs et tomba au sol. On se précipita pour l’aider. Des cris de stupeurs accompagnèrent ensuite ses convulsions. Le mari de Charlotte s’était également levé pour lui porter secours. On appela un médecin. Une femme se sentit mal à son tour puis d’autres invités furent bientôt pris de malaise. La panique. Certains vomissaient.
Charlotte resta impassible tandis que le désordre commençait à régner autour d’elle. Elle croisa alors le regard de son époux qui se tenait juste au-dessus de son meilleur ami. Le regard vibrant, elle se leva lentement, savourant cet instant. Elle affichait à présent un sourire différent de celui qu’elle avait offert toute la journée. Son mari la fixait, pétrit d’incompréhension. Le sourire de sa femme se transforma alors en une sorte de rictus quand elle abaissa la large bretelle qui recouvrait son épaule droite pour enfin dévoiler son tatouage.
Alors, il comprit. Son visage se figea et de la sueur coula aussitôt sur ses tempes. Ce tatouage raviva instantanément le souvenir d’une fille, et cette fameuse nuit chaude de septembre, il y a un peu plus de dix ans. La fille travaillait pour son père, à l’usine. C’était une de ces travailleuses négligées et maigrichonnes qui sentait l’odeur infecte des quartiers ouvriers. À l’époque, avec sa petite bande de copains, le futur époux passait son temps à se moquer d’elle. Il se rappela les nombreuses insultes, les brimades, les humiliations jusqu’à cette fameuse nuit où ils avaient été un peu trop loin sur un terrain vague, marquant sa chair à vie. Il scruta les traits de ce visage qui soudain en rappelait un autre. Alors sa vision se brouilla. Le souffle court, victime de vives douleurs, il vit Charlotte disparaître dans le chaos général avant de s’écrouler sur lui-même.
Le lendemain, le drame faisait la une des journaux :
Hécatombe au mariage : le marié, son père et son témoin décèdent, vingt- deux personnes gravement intoxiquées.
Avec la complicité du traiteur dont elle l’était la maîtresse, et pour une raison encore inconnue, la jeune mariée a empoisonné la pièce montée avec de l’antigel. Ce produit toxique dérivé du glucose a la particularité d’avoir un goût sucré. La famille du marié, propriétaire de la plus grande pêcherie de la côte, fait vivre des familles entières. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, la principale suspecte, qui a utilisé un nom d’emprunt, est toujours activement recherchée ainsi que son complice. Seul indice fourni par les témoins entendus par la police locale : une crevette tatouée sur l’épaule droite de la mariée.
Delphine DUCHAINE
Créatrice d’identités visuelles et d’idées illustrées chez L’ara DDesign